Au lecteur (à partir de l'édition de 1648) - Texte

Modifié par Delphinelivet

Bien que cette comédie et celle qui la suit soient toutes deux de l’invention de Lope de Vega1, je ne vous les donne point dans le même ordre que je vous ai donné le Cid et Pompée, dont en l’un vous avez vu les vers espagnols, et en l’autre les latins, que j’ai traduits ou imités de Guillen de Castro et de Lucain. Ce n’est pas que je n’aie ici emprunté beaucoup de choses de cet admirable original ; mais comme j’ai entièrement dépaysé les sujets pour les habiller à la française, vous trouveriez si peu de rapport entre l’espagnol et le français, qu’au lieu de satisfaction vous n’en recevriez que de l’importunité.

Par exemple, tout ce que je fais conter à notre Menteur des guerres d’Allemagne, où il se vante d’avoir été, l’Espagnol le lui fait dire du Pérou et des Indes, dont il fait le nouveau revenu ; et ainsi de la plupart des autres incidents, qui bien qu’ils soient imités de l’original, n’ont presque point de ressemblance avec lui pour les pensées, ni pour les termes qui les expriment. Je me contenterai donc de vous avouer que les sujets sont entièrement de lui, comme vous les trouverez dans la vingt et deuxième partie de ses comédies. Pour le reste, j’en ai pris tout ce qui s’est pu accommoder à notre usage ; et s’il m’est permis de dire mon sentiment touchant une chose où j’ai si peu de part, je vous avouerai en même temps que l’invention de celle-ci me charme tellement, que je ne trouve rien à mon gré qui lui soit comparable en ce genre, ni parmi les anciens, ni parmi les modernes. Elle est toute spirituelle depuis le commencement jusqu’à la fin, et les incidents si justes et si gracieux, qu’il faut être, à mon avis, de bien mauvaise humeur pour n’en approuver pas la conduite, et n’en aimer pas la représentation.

Je me défierais peut-être de l’estime extraordinaire que j’ai pour ce poème, si je n’y étais confirmé par celle qu’en a faite un des premiers hommes de ce siècle, et qui non-seulement est le protecteur des savantes muses dans la Hollande, mais fait voir encore par son propre exemple que les grâces de la poésie ne sont pas incompatibles avec les plus hauts emplois de la politique et les plus nobles fonctions d’un homme d’État. Je parle de M. de Zuylichem2, secrétaire des commandements de Monseigneur le prince d’Orange. C’est lui que MM. Heinsius et Balzac3 ont pris comme pour arbitre de leur fameuse querelle4, puisqu’ils lui ont adressé l’un et l’autre leurs doctes dissertations, et qui n’a pas dédaigné de montrer au public l’état qu’il fait de cette comédie par deux épigrammes5, l’un français et l’autre latin, qu’il a mis au devant de l’impression qu’en ont faite les Elzéviers, à Leyden6. Je vous les donne ici d’autant plus volontiers, que n’ayant pas l’honneur d’être connu de lui, son témoignage ne peut être suspect, et qu’on n’aura pas lieu de m’accuser de beaucoup de vanité pour en avoir fait parade, puisque toute la gloire qu’il m’y donne doit être attribuée au grand Lope de Vega, que peut-être il ne connaissait pas pour le premier auteur de cette merveille de théâtre.

Pierre Corneille, Le Menteur, « Au lecteur » (à partir de l'édition de 1648)


1. Lope de Vega : Fameux poète et dramaturge du Siècle d'or espagnol ; il s'avérera toutefois par la suite que la pièce dont s'est inspiré Corneille, La verdad sospechosa ("La Vérité suspecte"), est en réalité l'œuvre d'une autre dramaturge espagnol nommé Juan Ruiz de Alarcon (voir la collection "Prolongement sur l'auteur et contexte de l'œuvre".
2. M. de Zuylichem : Constantin Huygens de Zuylichem, homme d'état et poète néerlandais.
3. Balzac : Guez de Balzac, fameux théoricien littéraire et polémiste du XVIIe siècle.
4. Querelle : Corneille réfère à un fameux différend ayant trait au Pape entre deux intellectuels de l'époque, le philologue néerlandais Daniel Heinsius et le poète français Guez de Balzac.
5. Épigramme : Petite pièce en vers, se terminant sur un trait d'esprit.
6. Leyden : Ville hollandaise dans laquelle fut imprimée l'édition du Menteur de 1645. 

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
Télécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/francais-premiere ou directement le fichier ZIP
Sous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0